Insécurité
Un titre de la chronique « Croyances contemporaines ».
L’insécurité est actuellement une préoccupation nationale, un soucis intime pour nombre d’entre nous, et un thème majeur de nos conversations quotidiennes : c’est un phénomène très général, donc très intéressant, qui peut être abordé sous l’angle de la sociologie, de la psychologie sociale, et de la psychodynamique.
1 – L’angle sociologique consiste à quantifier la réalité du phénomène : par exemple, nombre et nature des agressions, risque chiffré pour un individu donné, évolution sur les dernières années. Toutes les études quantitatives effectuées depuis des décennies montrent que la délinquance n’augmente pas significativement, et que les homicides diminuent. La pédophilie, ce grand rituel médiatique si en vogue actuellement, ne fait pas exception à la règle : aucune augmentation des cas n’a eu lieu sur les dernières décennies, mais c’est sa dénonciation qui est apparue, elle, subitement. De ce point de vue, l’actualité du thème de l’insécurité est une pure invention, car rien ne va ni plus mal ni mieux qu’il y a, disons, 15 ans, à une époque où la une des médias s’acharnait cette fois sur… le « trou de la Sécu » !
2 – La psychologie sociale dresse la carte de notre « représentation sociale » de l’insécurité, qui est la définition intuitive, neutre affectivement, que vous et moi en donnerions. Par exemple, « l’insécurité c’est qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de sortir dans certains quartiers, ou au moins à certaines heures, c’est de se faire menacer, voire agresser… ».
3 – La psychodynamique, quant à elle, s’intéresse au « sentiment » associé à cette représentation sociale, ici le « sentiment d’insécurité », c’est-à-dire le fait, personnel et intime, de « se sentir » soi-même en sécurité ou non. La psychologie a montré ce résultat curieux et amusant, il y a déjà plus de 100 ans, que les aspects psychosociologique et psychodynamique pouvaient être, pour une personne donnée, totalement décorrélés : il est possible de se faire une représentation sociale d’un phénomène sans en ressentir le sentiment adéquat, ou inversement. L’exemple fonctionne parfaitement ici : vous pouvez vous représenter que « l’insécurité c’est qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de sortir… », mais n’éprouver personnellement aucun sentiment d’insécurité, ce que vous êtes alors obligé de justifier d’un argument supplémentaire, ad-hoc, créé pour l’occasion : « Mais moi j’habite dans un quartier calme ». De nombreuses enquêtes montrent que ce cas de figure est très répandu.
Je voudrais quant à moi montrer que le sentiment d’insécurité brave non seulement les faits matériels et leur représentation sociale, mais même l’un des plus chers principes psychodynamiques de nos petits raisonnements quotidiens à nous tous : l’invocation de l’expérience personnelle !
Concrètement dans nos vraies vies de gens réels, vous, vos amis, votre famille, pratiquement personne n’a été confronté de toute sa vie, directement, à une agression physique. En revanche, à partir de la quarantaine, cela peut nous être arrivé une fois, ou plus probablement à l’un de nos proches, ou encore plus probablement à un proche de nos proches, ce que dans ces deux derniers cas, nous aurons entendu par ouïe-dire. Or, chacun d’entre nous fréquente régulièrement, disons au moins quelques fois par an, environ une bonne centaine de personnes, j’appelle ça le Groupe de Fréquentation, GF.
Calculons la probabilité d’un événement qui vous touche ou vous a touché, vous et moi, directement, une seule fois dans votre vie, mais qui n’a pas affecté vos connaissances, par exemple subir une agression physique. Rapporté à votre GF, on calcule cette probabilité en divisant le nombre d’occurrences par le nombre total de gens potentiellement concernés dans vos relations. Pour un GF de 100, un cas unique dont vous avez pu avoir connaissance dans votre vie a donc une probabilité de 1% exactement : vous n’avez de toute votre vie jusqu’à présent que 1% de risque d’y être confronté. Ça représente, par exemple, un retard de 2 minutes 24 secondes sur un voyage de 4 heures : on applaudirait carrément à ce qu’on n’oserait certes pas appeler « un retard », sur un si long trajet. Maintenant, si ces événements sont arrivés à vous ainsi qu’à, mettons, 2 de vos proches directs, la probabilité devient 3 divisée par 100, ce qui nous fait 3%. Ceci correspond à un retard de 7 minutes sur le même trajet de 4 heures… qui persiste à rester purement anecdotique.
En revanche, si vous n’en avez entendu parler que concernant un ami d’ami, le GF à considérer s’étend largement, car chacun de vos amis fréquente à son tour une centaine de personnes. Quelle est alors la probabilité que ça vous arrive à vous, bref, quel est votre « risque » ? Votre ami fréquente comme vous une centaine de personnes. Le GF concerné par cet événement unique est donc maintenant la somme du vôtre et de celui de votre ami, soit 200 et non plus 100. Admettons une correction due au fait que vous avez nécessairement des fréquentations en commun, disons pour être très large, 30 sur 100. Le GF est de 170 : la probabilité pour qu’il vous arrive, ou à l’un de vos proches directs, ce dont vous n’avez entendu parler que par ouïe-dire de second degré, est donc de 1 divisé par 170, soit 0,6%. Cette fois, le retard correspondant sur un trajet de 4 heures est de 1 minute 24 secondes. Rien rien rien, du vent, du pipeau. Autant parler de la fonte des neiges sur le Kilimanjaro, ça nous concerne tout autant, ça a autant de réalité matérielle, palpable, pour nous, les vrais gens de la vraie vie.
Sachant que statistiquement, un phénomène qui n’atteint pas les 10% est inexistant, prenons un dernier exemple : si 10% des élèves d’une classe de 30 enfants sont en échec scolaire, et tout le reste au niveau, ça fera 3 élèves sur 30 en difficulté, et 27 élèves de la classe au niveau. Qui oserait dans ce cas parler d’une « mauvaise classe » ? La plupart des parents rêverait d’y placer leur progéniture.
Et pourtant, et pourtant… En passant subrepticement de l’exemple d’une classe d’école à l’exemple de notre société dans son ensemble, la donne est bien changée. Tous les problèmes qui sont perçus par les gens comme des « problèmes de société », dignes d’être longuement délayés dans les médias et traités à bras le corps par nos politiciens, affectent en réalité moins de 10% de la population. La même statistique fait juger une classe d’école excellente, et notre société en pleine détresse… il y a bien loin de la réalité phénoménologique à la réalité psychologique !
Où il apparaît dans toute sa splendeur que les faits n’influent que très relativement sur l’ensemble de nos riches croyances, et que les peuples « traditionnels » que nous raillons pour leurs mythologies ridicules, n’ont finalement guère à nous envier notre prétendue rationalité, si l’on entend par là un jugement approprié à la réalité des vrais faits de nos vraies vies de tous les jours : sur l’insécurité comme sur les OGM, l’agriculture bio, la pollution ou les para-médecines, la majeure partie de nos opinions quotidiennes, ce que nous pensons de nous-même, des autres et de notre environnement, est induite à notre insu, sous la forme du plus pur prêt-à-penser ficelé-emballé, d’idées toutes faites, pré-jugées, pré-validées, pré-glorifiées ou pré-diabolisées, dont les médias, le cinéma, et finalement nos proches eux-mêmes, abreuvent notre imagination si fertile et toujours assoiffée. Bien loin de constituer un fondement à la réflexion, notre expérience personnelle n’est généralement recrutée que pour confirmer des concepts multi-réchauffés. Sans le savoir, nous considérons les idées comme des yaourts : la seule façon d’en avoir à soi est d’en acheter au supermarché, où notre intelligence ne sert qu’à sélectionner parmi ce qu’il y a déjà en rayon… Un fonctionnement courant, fort intéressant pour les curieux de psychodynamique.