Idées et connaissances 2
Les conduites de production des connaissances de la recherche publique.
La recherche publique est l'une des formes contemporaines de production de connaissances. Parmi les façons de produire des connaissances aujourd'hui, la recherche a la particularité d'être la seule institution humaine à être dévolue à cette production, c'est-à-dire à avoir cette production même comme objectif affiché. En effet, les autres formes de production de connaissances utilisent des organisations ayant en elles-mêmes des objectifs variés (la presse et les médias, l'édition, le tissu associatif, etc.).
Une idée qui parvient à franchir l'étroite intimité de son chercheur-producteur pour devenir une connaissance reconnue dans la recherche internationale, nous l'appellerons une idée validée, comme dans le cas d'idées et de connaissances hors de la recherche (cf. pasbanal.com/lire61.php). Bien entendu, ainsi définie, cette validation est un test psychologique, qui ne porte sur aucun aspect du contenu de la connaissance en question (en particulier sur son éventuelle vérité ou fausseté), mais seulement sur sa perception, son appréhension par les gens, ici en l'occurrence, les autres chercheurs. Connaissance est ici simple synonyme d'idée validée… c'est-à-dire diffusée avec succès.
Les chercheurs, qui ont des idées comme tout le monde, sont payés pour en faire accepter quelques-unes en tant que nouvelles connaissances. De ce fait, l'institution de recherche dans son ensemble a pour vocation de transformer les idées en connaissances. Il ressort de cela que la recherche publique est l'incarnation institutionnelle d'une passionnante question psychologique, celle de la transformation d'une idée en connaissance. L'objectif de ce texte est de présenter brièvement la nature et les étapes de cette procédure de validation à l'intérieur de la recherche publique, du point de vue psychologique de la conduite du chercheur : nous examinons quelle conduite un chercheur doit mettre en oeuvre pour transformer son idée en connaissance acceptée du reste des chercheurs internationaux. Cette description est universelle : tous les chercheurs de tous les pays procèdent ainsi, car la recherche mondiale est unifiée. Nous verrons à la fin que la recherche internationale propose un « bonus » au versant strictement psychologique abordé jusqu'à présent.
A l'intérieur de la recherche publique, l'essence de la procédure de validation des idées en connaissances, c'est la critique. Une idée devient une connaissance quand elle a franchi avec succès tous les niveaux de critique de la part des meilleurs spécialistes internationaux du domaine. Il est à noter que dans leur domaine, les spécialistes sont concurrents entre eux, ce qui garantit de façon satisfaisante la sévérité de leurs critiques.
Mais comment offrir ainsi une idée en pâture à la critique internationale ? Et bien le chercheur la rédige, puis la soumet à des journaux spécialisés qui la diffuseront au reste des spécialistes mondiaux. Les revues spécialisées internationales sont internes aux centres de recherche (inutile – hélas – de les chercher en kiosque). Cette rédaction est on ne peut plus codifiée. On l'appelle une « publication » (ou plutôt, dans le jargon professionnel, une « publi »). Le texte subira alors deux séries de critiques. La première série lui est infligée par la revue auquel il a été soumis, soit 5 à 10 spécialistes environ pour cette première offensive. La deuxième série de critiques – pour les moins de 10% de textes qui y sont parvenus – proviendra du reste des spécialistes internationaux qui découvrent la publi à sa sortie dans le dernier numéro de la revue, soit une à quelques centaines de spécialistes internationaux en moyenne.
La rédaction du texte doit respecter des contraintes drastiques de rigueur, d'exhaustivité, mais aussi de plan d'exposition souvent pré-défini au paragraphe près, par exemple : 1) état des connaissances, 2) matériel, 3) méthode, 4) résultats, 5) interprétation, 6) discussion. Le malheureux chercheur (tous souffrent terriblement à cette étape de la recherche) doit en outre se plier aux normes éditoriales et typographiques du journal qu'il a choisi, qui varient avec chaque revue. Dans une telle, les titres doivent être en italique, dans l'autre pas, dans une troisième ils doivent être en gras, etc…Une vraie galère, vraiment. Le plus terrible dans ces rédactions, c'est les « références » : pratiquement chaque phrase doit être justifiée par une référence à un texte déjà publié. Ainsi contrainte, la rédaction d'environ 5 à 10 pages prend rarement moins de plusieurs longues semaines, et mobilise généralement plusieurs chercheurs en même temps (les « signataires » de la publi), sans compter les collègues relecteurs bénévoles (qu'on peut toujours, heureusement, remercier dans un petit paragraphe prévu à cet effet, à la fin).
Bon, le texte est rédigé. Les chercheurs le soumettent à la revue. Celle-ci enclenche alors une procédure de validation des plus sévères, qui aura quatre nouvelles étapes (et le texte soumis peut être rejeté à chacune).
– D'abord, le comité de lecture de la revue statue, souverain, sur la recevabilité globale du texte.
– Si cette phase est franchie, le comité envoie alors le texte à plusieurs spécialistes de la question, au niveau international, les fameux (et terribles) « referees », chargés de juger anonymement la nouvelle idée. Les spécialistes étant en général concurrents, la critique est souvent acerbe. Les referees connaissent le nom de l'auteur, mais l'auteur ignore à quels referees son texte a été transmis. C'est cette étape qui est la plus cruciale. En effet, il est presque impossible que le texte soit accepté directement, et là commence la troisième étape de la procédure de validation.
– Les referees doivent transmettre une échelle d'acceptation à la revue, de « refusé » à « accepté directement », en passant par « accepté sous conditions ». Si au moins un referee refuse, la publi est rejetée, et paf ! Dans un cas fréquent, des conditions sont imposées à l'auteur (retransmises par la revue) : il doit argumenter longuement et précisément sur ce qui a été qualifié, par les referees, d'erreur (souvent), d'omissions (très souvent) ou d'imprécisions (toujours). Alors les chercheurs-auteurs ré-écrivent leur texte et répondent, sur un document ajouté, aux objections des referees.
– Puis ils re-soumettent le texte, qui subit alors à nouveau le même processus. Toutefois, à ce stade, une publi bien argumentée commence à avoir des chances d'être publié dans 6 mois. Depuis l'idée initiale qui a donné lieu aux travaux dont la publication est la description finale, une à deux années se sont écoulées, mais l'hypothèse lancée est toujours flottante. De plus, il arrive que plusieurs aller et retour entre l'équipe de recherche et la revue soit nécessaires pour que la publi soit acceptée.
Supposons maintenant que la publi soit enfin acceptée par la revue. Quelques semaines à quelques mois plus tard (revues trimestrielles, semestrielles….), elle paraît dans le dernier numéro. Cependant, l'idée véhiculée n'est pas considérée comme une connaissance par les spécialistes qui se mettent à la lire, car il lui manque encore la moitié de son examen. La deuxième moitié de la procédure de validation d'une connaissance de la recherche peut commencer : il s'agit de l'attaque de la critique mondiale, automatiquement générée par la position de concurrence des chercheurs d'un même thème. La consultant en bibliothèque ou en base de données, les spécialistes se mettent à la lire, et engagent des travaux pour la critiquer eux aussi, à leur tour. Ce que les referees ont laissé passer, les autres chercheurs du domaine ne le rateront pas. Entre les premiers travaux qui s'engagent et la publication des critiques argumentées de ce texte, celui-ci va passer environ 2 à 4 ans sous le feu des attaques mondiales, puis, soit acquérir… enfin !!… un statut de connaissance, si une majorité des spécialistes finit par tomber d'accord avec… soit rester à l'état d'hypothèse, fragilisée par trop de critiques négatives (ou pire, négligée comme inintéressante, le cas probablement le plus fréquent).
Pour pouvoir rédiger à leur tour une critique de la publi toute fraîche, les spécialistes concurrents doivent refaire tout le travail décrit dedans, une étape tout aussi longue et semée d'embûches que celle décrite plus haut, celle qui s'intercale entre les deux parties qui nous intéressent exclusivement ici, à savoir la réception d'une publi et la rédaction de sa critique (il s'agit rien moins que du travail de recherche lui-même !). Les travaux publiés sont soumis à un programme complet de test et de vérification pour en dépister les erreurs et les omissions, pour mettre à l'épreuve le modèle et les interprétations proposés. Ça passe ou ça casse. Mais si ça passe, qu'est-ce que ça veut dire ? Que peut bien signifier que le travail des équipes d'une grande partie des spécialistes mondiaux d'une question finisse par aboutir à l'accord sur le sérieux de ces travaux publiés ? Qu'ayant reproduit les résultats, ils les trouvent fiables, qu'ayant mis au point des modèles concurrents pour les décrire, ils trouvent meilleur celui qui est publié ?
Ça signifie que ce qui est écrit dans la publi vient d'être prouvé. Par sa diffusion, l'idée publiée s'est transformée, psychologiquement, en connaissance. Mais parce que la diffusion, dans la recherche, est subordonnée à une batterie de critiques, de tests et de mises à l'épreuve de la part des spécialistes, la connaissance en question, outre son caractère fondamentalement psychologique, accède en outre à une dimension épistémologique : celle de vérité ou de fausseté. Bonus ! Une connaissance interne à la recherche, ce n'est pas seulement ce qui est connu (psychologie), c'est ce qui est actuellement « vrai » (épistémologie). La recherche est la seule et unique institution humaine de production de connaissances assortie d'une procédure de preuve : les connaissances de la recherche sont les seules à pouvoir être examinées non seulement sur le plan psychologique de leur production/acquisition par les individus, mais en outre sur le plan épistémologique du vrai et du faux.