En route vers Picturia
En cette belle journée de l'an de grâce 2554, ma copine Juliette et moi avions dîné au 632ème étage de la Tour S.G. Gould, entre Bastille et le Terminal Lyon-Afrique, dans le 12ème arrondissement. Ça n'était pas dans nos habitudes, car ce restaurant est un peu cher. C'est dû à la vue superbe qu'on y a, comparé aux autres à Paris dont le plus haut ne dépasse pas 512 étages. On avait pris ma voiture et on s'était arrêtées au terminal N1400 (face Nord, 1400 mètres), puisque les particuliers ne peuvent monter au delà avec leur propre véhicule. En fait je ne m'en souvenais même pas et c'est la voiture qui me l'a rappelé, prenant alors en charge la suite du trajet vers la borne d'escataxis la plus proche. De toute façon on était mieux en taxi automatique, à profiter de la vue, plutôt qu'enfermées dans la cage d'ascenseur à visionner un holoshow pendant 7 secondes. C'est là que Juliette me rappela qu'il y a 250 ans, les ascenseurs n'étaient pas gravitostables, et qu'on « sentait » quand on montait ou descendait, « un peu comme quand on saute ou on chute » m'a-t-elle précisé ! Ça devait faire bizarre. J'ai toujours été fascinée par l'histoire, ça n'est pas un hasard si ma copine est historienne, spécialiste du 20ème siècle !
Là haut la vue est intéressante effectivement. Un peu bouchée par le Centre Lecourt à l'Est, qui fait quand même 1470 mètres, la Tour Cyrulnik à l'Ouest, 1455 mètres. à 30 km, on voit bien Pontoise IV avec ses beaux complexes de 400 étages, et à l'opposé, l'urbanisation de Palaiseau III et ses quartiers à 420 étages autour du Quadri-Fusionneur. Juliette me disait qu'au 20ème siècle, vers Pontoise IV on aurait vu un quartier célèbre, La Défense, qui exhibait, selon elle, les premiers hauts-blocs de l'histoire à Paris. Il paraît qu'à cette époque ils atteignaient péniblement les 50 étages, soit 150 mètres !! à mon avis, le terme de « haut-bloc » était quelque peu usurpé… mais j'ai oublié de lui demander si ça s'appelait comme ça à l'époque.
Bien entendu, on voit aussi très bien l'Université Pierre Janet, avec ses 4 immeubles de 1680 mètres de haut chacun. Je regardais ces bâtiments avec déjà quelque nostalgie, songeant à mes études de physique, psycho-dynamique et psycho-robotique, qui s'éloignaient inexorablement du présent. Combien de fois n'avais-je pas arpenté ces étages…
Ce petit dîner entre copines était notre préparation au voyage, et notre adieu à la Terre. En effet elle et moi partions le lendemain nous installer sur Picturia. Nos amis nous avaient plutôt conseillé Estebel. Picturia a mauvaise réputation, et elle ne le mérite pas. Juliette et moi avions bien sûr déjà visité les deux, 3 mois à chaque fois, pour nous mettre dans l'ambiance. Nous avions craqué pour la même, sans se concerter.
Je ne sais pas pourquoi les gens préfèrent les planètes habitables aux planètes terraformées. Il y a 272 ans exactement, Picturia était un caillou rouillé, et alors ?? à cette époque Estebel était une jungle hostile peuplée de Gromatopiges de 30 mètres et de Vermistères de 50 centimètres, je ne vois pas trop l'avantage. Toute la faune, la flore, et la florifaune d'Estebel a été parquée dans des réserves à touristes tandis que les villes exhibent leurs géraniums et leurs rouges-gorges, quel dépaysement ! Au moins, Picturia a été aménagée en hyperpole sans rien parquer du tout, et on y trouve les plus beaux cailloux du système Proximique, la moitié de la planète étant une carrière. Il faut aimer les cailloux, certes. M'enfin les forêts et les alpages (il n'y a pas de prairies ni de plaines sur Picturia, toute en montagnes) sont à l'image de celles de la Terre, ayant été directement importées, et il n'y a pas lieu de les dénigrer, à moins d'avouer qu'on n'aime pas non plus la Terre. Quant aux cités, elles sont, comme tout le monde l'admet quand même, les plus vivantes et les plus dynamiques de la Galaxie. Là-bas, la Tour S.G. Gould ferait figure de naine, entre les haut-blocs Lao-Tseu et W. James, de 1240 étages chacun, dans mon quartier préféré, celui où m'attend déjà mon appartement.
J'ai beaucoup hésité, avant de partir, à revendre Mysla. Cette droïde était ma confidente, presque ma soeur. Mes parents l'avaient achetée le jour de ma naissance, pour que nous « grandissions » ensemble. 35 ans plus tard, son techbone était neuf et toutes ses fonctions impeccables, elle s'auto-fixait à peine une fois par mois. Mais quand j'ai discuté avec les droïdes de Picturia l'an dernier, j'ai vraiment été séduite par leurs fonctions originales, surtout les géoptères, qui me rendront les meilleurs services quand je visiterai la planète en détail. Alors nous avons discuté, Mysla et moi, et elle a accepté d'être transférée. Après tout une fois tous les 30 ans, elle ne peut pas dire que je la traumatise ! Je l'ai donc chargée dans mon plex (avec exocopies, bien sûr !), et j'ai vendu son techbone. Tant qu'elle n'en a pas de nouveau, nous communiquons par le plex. Je n'ai pas voulu la télécharger dans un techbone de Picturia avant d'y être moi-même, comme ça nous y arriverons toutes les deux ensemble. En effet, j'ai déjà repéré le modèle qu'il lui faut, et à peine installée, ma Mysla reprendra un corps tout neuf et de nouvelles fonctions. De toute façon, elle s'en réjouit déjà (elle me fait confiance !).
C'est avant hier qu'ils nous ont réveillées Juliette et moi, ainsi que les 12.000 passagers, car nous arrivons dans une semaine, ça y est. Il paraît qu'il y a 150 ans, ils faisaient le contraire : ils laissaient les passagers vigilants pendant une semaine, pour qu'ils s'habituent au voyage, puis les endormaient pour les réveiller la veille de l'arrivée. Ça, c'est pas Juliette qui me l'a dit, je l'ai chargé moi-même en apprentissage nocturne, et en plus hier un monsieur de 150 ans me l'a confirmé, qui le tenait de ses parents. Avec cet ancien système, les gens qui n'étaient pas habitués aux voyages mourraient de trouille pendant une semaine, s'endormaient tout inquiets, faisaient 6 mois de cauchemars, et arrivaient tout déboussolés. Heureusement qu'ils ont changé ça, nos grands parents, car je suis sûre que j'aurais été dans ce cas !! J'aime bien la technique, mais pas trop l'inconnu ! Là, à peine qu'on est à bord du Cargo, ils nous mettent en artopnose, et paf ! On n'a le temps de s'inquiéter de rien, on voit même pas partir la Terre. Quand on se réveille 6 mois après, on a fait nos quelques UAs (Unité Astronomique), et on n'a qu'à préparer sereinement notre arrivée dans 6 jours, cool quand même.
Tout à l'heure je suis allée à la salle d'observation 54. Proxima reste toujours un point. Mais normalement, elle va commencer à « grandir » après-demain. Dans 3 jours nous entamerons le contournement, car actuellement Picturia est à l'opposé (ce qui ajoute exactement 22 minutes à la durée du voyage, m'a dit un accompagnant). Par contre, d'après ce dont je me souviens, on ne voit Picturia que le jour même de l'arrivée, car la vitesse est maintenue jusqu'au bout, la décélération étant compensée, et pas graduelle comme sur des trajets plus courts. Pour l'instant on est à 410 Mm/h. Ce Cargo a des moteurs ionoplasmiques ordinaires, mais il y en a déjà qui sont munis des derniers moteurs de ChorusMag, les quark-gluon. Ils ramènent le trajet à 4 mois… pour un billet 70% plus cher ! Celui-ci me suffisait bien.
Depuis hier je suis en rendez-vous permanent, dans la salle de rencontre 27, avec tous mes interlocuteurs de Picturia pour finaliser mon installation. Trop drôle, ce matin, l'hyperglyphe a eu une avarie de bi-ducteur au moment où M. Tijioka, mon loueur, éclatait de rire. Le buffer est passé en boucle et Tijioka a éclaté de rire sur son fauteuil, devant moi, pendant 7 minutes !!! Ah dommage que ça ne puisse pas arriver aux vrais gens. Vrais ou glyphes, ça m'a donné le fou-rire à moi aussi (pas 7 minutes quand même). M. Tijioka a déclaré qu'il préférait que ça soit arrivé à son glyphe au moment où il éclatait de rire qu'au moment où il aurait fait une grimace, quand par exemple je discutais le prix du loyer !
L'un des avantages d'une planète urbaine comme Picturia, c'est que les loyers y sont 30% moins chers que sur une planète verte comme Estebel. Avec mon salaire moyen de robo-psychologue, je peux me payer un 200 mètres carrés au 900ème étage pour seulement 840 Talls (1.100 sur Estebel, dans une moins belle ville à mon goût). Pour ce prix avantageux, j'aurais aussi eu un 300 mètres carrés au 450ème étage, mais je n'ai pas vraiment l'utilité d'une telle surface, et je préférais être plus haut, comme tout le monde. J'ai visité l'appartement 2 fois en contrôle distant, sur Terre, et il me plaisait bien.
Mes parents m'ont déjà donné la date de leur première visite, ça sera dans 4 mois. Ils n'étaient pas très contents que je change de planète, et m'ont prévenue que les vestiges archéologiques me manqueraient, moi qui aime l'histoire. C'est surtout les fouilles qui pourraient me manquer, car il ne se passait déjà pas une semaine sans que je visite des sites archéologiques en contrôle distant, et Picturia ne changera pas ces petites habitudes. De plus ça ne leur fera pas de mal de voyager un peu, puisqu'à chaque artopnose de 6 mois, on gagne 18 mois de longévité. Quand je pense que la cousine Fransoiz est morte à seulement 140 ans, la pauvre, elle aurait bien fait d'avoir une fille sur Picturia. J'aurais bien aimé que mes parents soient de grands voyageurs, comme mon collègue Axer, qui à 150 ans en fait à peine 110 ! Pour moi c'est foutu, je mourrai comme tout le monde vers 180 ans, car les voyages ne me tentent guère.
Alors pour finir ces petites mémoires de ce soir (je vais bientôt aller dormir), un petit mot du pourquoi et du comment. Pourquoi quitter la Terre ? Sur ce plan, Juliette m'en a beaucoup appris.
Il y a 600 ans environ, les terriens se sont mis à utiliser le pétrole comme énergie pour les machines et les industries, et ce, pendant environ 300 ans, disons jusque vers 2200. Après ils ont exploité les énergies actuelles, sauf la fusion qui n'a été maîtrisée que vers 2350 à ce que je sache. Il paraît que c'est pendant ce tournant énergétique, ou peut-être avant, je ne sais pas, qu'ils ont commencé à être obnubilés par transformer leur planète en réserve naturelle. Au 20ème siècle, les premières réserves apparaissent. Au 21ème siècle, leur surface décuple, toute l'Amazonie, la moitié de l'Alaska et de la Sibérie sont déclarées « réserves ». Au 22ème siècle, 15% de la planète est en friche, intouchable. Au 23ème siècle, 25% de la planète est en réserve. Mais voilà c'est au 23ème siècle aussi qu'on s'installe sur d'autres planètes, la Lune bien sûr : ce qui allait devenir l'actuelle implantation de recherche couvrant 1.560.000 hectares est alors un village ridicule de 15.000 chercheurs ! Ensuite Mars, pourtant inhabitable mais qu'on ne terraforme pas (on ne savait pas faire, au 23ème siècle). Les premières villes s'implantent à moitié sous terre, avec leur infrastructure énergétique. Mars n'a été terraformée qu'en 2345, cent ans après l'arrivée des premiers colons. Puis il y a 200 ans, avec l'arrivée des ancêtres des moteurs ionoplasmiques et de l'artopnose, commence la conquête des exoplanètes, avec le savoir-faire déjà acquis en terraformage, qui donnera rapidement le paysage galactique contemporain.
Autrement dit, on a conquis les planètes à l'époque où on avait encore cette idée fixe de transformer la Terre en forêt vierge. Et bien les conquêtes ont rendu le rêve possible. Toutes les grandes mégapoles se sont développées ailleurs, toutes les industries, tous les cerveaux, tous les labos ont fuit la Terre, toutes les technologies sont allées éclore bien loin d'elle.
Aujourd'hui, la Terre est une réserve naturelle à 80%, et pourquoi pas, c'est très bien ainsi. Mais ne demandez pas aux amoureux des villes, des techniques et de la recherche, d'y rester.
Des millions d'espèces vivantes uniques dans l'univers s'y développent dans un paradis tranquille. Au 20ème siècle, 33% de la surface habitable de la planète était habitée. Aujourd'hui, au 26ème siècle, c'est 15%, concentrés dans 4 mégapoles de 5 milliards d'habitants chacune.
La terre ne produit plus rien, elle importe, elle ne peut plus faire que ça. L'arondose vient de Mars, les technologies viennent d'Hystral, les matières premières de Picturia, la plupart des labos de recherche sont soit sur la Lune soit sur Velga, qui du coup drainent la jeunesse diplômée, laquelle ne revient pas au bercail une fois les études terminées. La terre est vieille. Ayant perdu ses jeunes, ses villes, ses industries et sa recherche, l'âge moyen de sa population est de 80 ans, contre 50 sur Picturia et Velga.
Ma copine d'enfance, parisienne comme moi, a eu en quelque sorte plus de chance que moi. Elle s'est passionnée pour la faune sub-amazonienne des zones péri-équatoriales. Il n'y a plus qu'un seul village de 50 millions d'habitants dans ces régions, mais elle est allée s'y installer avec bonheur, embauchée par le SPG (Service de Protection Géographique). Elle n'est qu'à 40 minutes de Paris, et ses parents et amis sont bien contents. Moi j'ai eu le malheur de me passionner pour la psychologie des droïdes domestiques. Il n'y a qu'une firme sur Terre qui s'occupe des droïdes, et encore elle ne fait que de la maintenance. Ils sont tous fabriqués sur Velga, sauf quelques uns sur Picturia. Les villes de Picturia sont plus belles que celles de Velga. Et voilà pourquoi je me retrouve à quelques heures de m'installer sur Picturia, à 4 mois de mes parents et amis quand les moteurs quark-gluons seront généralisés (6 mois tant qu'on tourne encore sur de vieux ionoplasmiques).
Et bien assez dicté à mon plex, au dodo.