Deuxième don de sang
J’avais retenu la date approximative de ma future autorisation à donner mon sang. Parce que le plasma a beau se régénérer intégralement en 3 heures et les globules et plaquettes en 3 semaines, l’OMS interdit de donner son sang plus de 3 fois… par an. Il y a intérêt à noter le mois dans son agenda, alors. En passant à Place d’Italie dans les dates idoines et les horaires qui n’y sont pas moins (encore rien de prévu à ce moment), je remarque soudain la présence de ma chère antenne mobile de l’EFS (Etablissement Français du Sang). Là me réapparaît alors toute l’histoire précédente (« Premier don du sang », sur ce site) dont la seule et unique conclusion pratique me revient soudain comme la menace ultime : mamma mia… mais ai-je donc un livre dans le coffre ??? Eh oui, oubliez les contraintes de santé, de poids, de taille, la condition essentielle, primordiale et éliminatoire pour 98% de la population à pouvoir donner son sang, c’est d’avoir de la lecture. Ou en deuxième choix une lettre à rédiger, ou éventuellement la liste de ses prochaines courses à dresser, ou à la rigueur la date de ses vacances à planifier. Parce que ne comptez pas sur le personnel médical pour vous occuper l’esprit pendant les 12 minutes allongé(e) que vous retiendront l’opération. Les 5 personnels pour 15 lits circulent perpétuellement d’un endroit à l’autre sans jamais s’arrêter, et pire, étiquettent eux-mêmes vos petits tubes dont vous supplieriez presque de le faire vous-même juste pour vous changer les idées. Plus grave encore, quand on s’ennuie ils vous font croire que vous allez mal et vous éventent avec un carton de fortune ou vous servent un jus de fruit. Je déteste les jus de fruit, et je suis frileuse, abhorrant les courants d’air. En outre je redoute comme la peste d’être immobilisée allongée à perdre mon temps.
La pensée de toutes ces cruciales contraintes médicales accélère ma réflexion, et bien que je me retrouve à nouveau à devoir couper inopinément la route à trois files de voitures enragées (parisiennes) pour accéder à l’antenne (oui, je me trouve systématiquement à gauche à cet endroit de la Place d’Italie, pour des raisons de stratégie de pilotage avancée), il me revient à l’esprit en braquant fermement le guidon tout en priant le dieu des clignoteurs (c’est du belge, j’adore. Oubliez « clignotants » à Namur, ou vous ferez touristes) que mais oui, j’ai bien un livre dans le coffre. C’est à dire que d’habitude en théorie abstraite, j’ai toujours un livre sur moi en toutes occasions sans exception et pour tout type de déplacement à pied, à moto, à vélo, en voiture, à cheval, en roller, patinette, train Corail, TER et TGV Sud-Est, Atlantique, Réseau, Thalys, Duplex, Eurostar et POS, et même en avion, que je ne prends jamais. Infortunément il y a un petit pas de la théorie à la pratique et parfois très rarement, environ 8 fois sur 10 seulement, je me retrouve sans livre exactement dans la seule situation de la semaine où à l’improviste c’eut été utile pour patienter. Exceptionnellement, ça n’est pas le cas et j’ai bien de la lecture sur moi – fort passionnante forcément, quoique là, je ne me souvienne plus ce que ça pouvait être.
Fière comme Artaban mon livre déjà à la main, en véritable vétérante de l’affaire, en experte aguerrie, je me pointe à l’antenne comme le messie, le super-héros sauveur de vies au prix des plus terrifiants dangers. Je me sens extrêmement grande, forte et belle, j’ai l’impression que tout le monde me contemple d’un air à la fois admiratif et envieux. Trois petites adolescentes devant moi ne cessent de rigoler en attendant leur tour, se faisant draguer par les personnels. Je me demande si ces demoiselles (charmantes au demeurant, ça n’est pas la question) ont réellement conscience de risquer leur vie, comme moi, pour sauver celle des autres au prix du plus grand sacrifice qu’il est donné de réaliser à un héros de ma sorte. Bref, je juge que le recueillement conviendrait mieux que la frivolité à ces hauts lieux du dévouement bénévole international. De toute évidence, les deux mâles en blouse blanche qui leur font une cour aussi tragi-comique que les demoiselles se moquent d’eux, n’ont pas l’air de saisir cette subtile nuance des graves événements en cours, qui devrait logiquement leur inspirer de se prosterner à mes pieds sacrés à moi, qui en outre selon mes calculs de la fois précédente serait prête à donner 1500 ml au lieu des ridiculissimes 450 ml imposés sans choix.
Cette fois, l’ordinateur me reconnaît et je n’ai pas besoin de détailler toutes mes coordonnées, que je n’ai qu’à confirmer. Cette fois aussi, je tombe sur un médecin moins austère que le premier (j’étais prête à croire que c’est cette corvée qui les rendait aigris) : pas du tout, celui-ci est agréable et on discute un peu, sympathiquement.
On m’attribue une place. Dans cette véritable partie de plaisir, je prends le temps de retirer ma veste et de disposer confortablement mes affaires sous le lit : il ne faut rien négliger pour aménager un moment si plaisant. Je garde évidemment mon livre à la main, m’allonge et m’apprête à lire immédiatement, indifférente même à la piqûre, autant qu’à la suite, sauf bien évidemment aux petits sandwiches gratuits dont je me fais déjà le menu affamé par avance (je n’ai rien mangé depuis 2 jours, comme souvent). Et là, horreur !! Le lit est tellement plat à la tête qu’il est impossible de lire dans ces conditions. Mais comment font les autres, sacrebleu !? Pouf, je me relève illico, reprends ma veste du dessous du lit et la dispose en confortable oreiller. Dans ces moments d’enthousiasme presque euphorique, j’ai généralement tendance à réfléchir à haute voix, c’est-à-dire n’ayons pas peur de l’avouer crûment – à « parler toute seule ». Mais enfin la joie est communicative et au passage, je fais donc bien rigoler les infirmières et les donneurs qui m’entourent.
L’ambiance est au top, c’est parti pour le super fun. Piqûre, prélèvement, trop marrant : l’infirmière oublie de me donner ma baballe à comprimer, dont, me rappelant subitement de l’existence, je dois faire moi-même la demande. Mais ce n’est pas tout, cette fois elle m’apporte alors un petit… cerveau, en mousse !!!! Jamais vu ça de ma vie : ils doivent avoir ça uniquement dans les écoles de médecine. Je n’avais pas prévu à l’avance, dans mon souvenir, le coup du cerveau-mousse. C’est que me voilà maintenant à tenter de lire d’une seule main. Mais enfin on y arrive, c’est pas pire que d’être paraplégique, et dure moins longtemps. Je comprime consciencieusement mon – terrific – cerveau-mousse, et le verdict de la fin arrive alors que je n’ai même pas encore lu trois pages (quoiqu’à l’instant précis je ne me souvienne pas ce que je lisais à ce moment, ce souvenir bien clair, lui, des seulement trois pages m’incite à penser que ça n’était pas du niveau d’un roman de gare, plutôt du genre « la catégorie des types en tant que logique de l’ontologie catégoriale », tout ce que j’aime), ce que je ne manque pas de signaler d’un ton désapprobateur à la personne de service… qui rigole à nouveau avec moi.
Je me relève immédiatement, bafouant à leur étonnement les recommandations du personnel de rester assise quelques secondes (menteurs ! hypocondriaques !!), reprends mes affaires dessous le lit et m’engouffre avidement dans la pièce « collation gratuite », qui m’intéresse particulièrement. Apparemment, les deux personnels en pause dans cette salle ont vu mon manège enjoué et peu habituel à ce qu’il semble, et à peine arrivée, m’accueillent – enfin – comme le héros dûment reconnu de cette situation exceptionnelle !! « Ah mais vous, c’est comme si on vous avait rien fait !! », et autres « vous faites ça tous les jours ?? ». On rigole bien et je leur explique que les choses sérieuses ne font que commencer à l’instant, à savoir : choisir mes bons sandwiches, ou plutôt, manger tout ce qu’il leur reste dans la catégorie. « Tout ce qu’il y a sur la table est à vous !! » me lance tout allègre l’un des deux – il faut dire que la table, genre tréteaux en série, fait bien 5 mètres de long -, pendant que l’autre me propose de me faire un petit café rien que pour moi, ce que j’accepte avec grand plaisir. Bien rassasié de mon repas de la semaine, 3 sandwiches, je quitte tout ce petit microcosme médical – et mes deux médecins finalement dragueurs – à grand regret.
J’enfourche ma moto pour rentrer, non pas « comme si » on ne m’avait rien fait, mais ** PARCE QUE **, effectivement, on ne m’a rien fait du tout (lire ici sur « Premier don du sang » les effets physiologiques des volumes de prélèvements). Quelques jours plus tard, je reçois chez moi une belle carte de « donneur de sang » officiel. Apparemment il leur faut deux fois pour nous valider comme donneurs !? Et maintenant, j’attends avec impatience le prochain volet de cette belle aventure humaine qui à défaut d’être véritablement tout à fait « héroïque », est quand même une réelle et authentique façon accessible à tout le monde, de vraiment et véritablement sauver des vies d’êtres humains. Ou de les prolonger de quelques jours, comme pour mon vieux papa qui, arrivant mourant à l’hôpital en 2004, fut ressuscité par la combinaison de l’oxygène respiratoire et d’une transfusion, ce qui lui offrit les 10 jours de plus où nous pûmes nous exprimer notre amour une dernière fois, et – juste à temps – nous dire adieu.
Pour finir, donnez chèrement à toutes les ONG ou associations humanitaires de votre choix, achetez bio ou commerce équitable, mais aussi – ça vous apportera quelques utiles minutes de lecture (ou de méditation !) et un bon sandwich tout en ne vous coûtant pas un seul centime…
*** DONNEZ VOTRE SANG !!! ***