Chercheurs et "chercheurs" 2
Dans l'article « Chercheurs et « chercheurs » 1 », j'ai voulu montrer qu'il existe, à côté de la recherche publique internationale pratiquée, en France, au CNRS, à l'Université et dans les autres EPST, une riche et active « recherche » libre, pratiquée dans des communautés d'enseignement et de « recherche » privées.
La distinction essentielle de fonctionnement entre ces deux organisations ne réside pas forcément dans le type d'activités de leurs membres, les chercheurs et les « chercheurs » (cours, conférences, articles, livres, etc.), mais au moins en tout cas dans l'enseignement qu'ils ont suivi avant de pratiquer.
La recherche propose un enseignement globalement unifié à l'échelle internationale, la « recherche » libre propose autant d'enseignements que d'écoles. L'unification de l'enseignement préparatoire à la recherche internationale tient au fait que celle-ci intègre petit à petit en son sein les nouveaux savoirs qui émergent, renouvelant régulièrement les contenus de ses disciplines (qui au bout d'un certain temps deviennent méconnaissables). L'atomisation des enseignements libres en autant d'écoles rivales tient au fait que les communautés privées expulsent de leur giron toute nouvelle hypothèse incompatible avec la théorie dispensée, dont les auteurs, pour pouvoir continuer leur activité, sont alors contraints de fonder une école concurrente, avec son enseignement et sa « recherche ».
La recherche s'identifie, fondamentalement, avec le processus de critique continuelle des savoirs en place, par confrontation aux nouvelles théories émergentes. La critique est à la fois le mode de production des savoirs de la recherche, et leur modalité de contrôle (ou de preuve), qui ne font qu'un. La « recherche » libre s'identifie avec une théorie révélée (une par école), qui fonde son identité et sa raison d'être, et ne peut être mise en doute sans menacer l'école elle-même.
Les connaissances produites par ces deux activités et diffusées au public ne sont pas de même nature. Celles de la recherche, ayant été critiquées par les spécialistes mondiaux, c'est à dire confrontées aux meilleures hypothèses concurrentes, sont des savoirs, dans l'intervalle de temps où ils résistent encore à la critique incessante. Celles de la « recherche » libre n'ont pas subi de contrôle critique, mais un test de conformité bien pensante avec la théorie révélée interne à l'école en question. Elles sont perpétuellement répétées, éventuellement augmentées, mais jamais remplacées tant que l'école subsiste, parfois sur plusieurs siècles. Ces connaissances ne sont pas des savoirs.
Il n'est pas indifférent, selon moi, d'établir fermement cette distinction. Car le public cherche à apprendre, et s'informe des connaissances disponibles par les moyens que la société met à sa disposition. Il y a donc un important volet politique à ce débat, concernant le type d'information à dispenser à nos concitoyens curieux, qui sont – heureusement – très nombreux.
1 – La recherche moderne s'est mise en place il y a maintenant environ 50 ans. Elle a été la première institution humaine a avoir la critique (c'est-à-dire la preuve) comme objet, la première organisation internationale par nature, ignorant l'arbitraire des frontières politiques avant même les premières tentatives européennes, la CEE et le « marché commun » (1957). Sur le plan intellectuel, c'est une révolution d'ampleur égale, en politique, à l'instauration de ces zones unies et même à l'invention de la République. Sur le plan social, la comparaison soutient celle des congés payés, de la retraite ou de l'assurance maladie. Cependant, alors que ces réformes ont été saluées comme des avancées majeures de l'histoire… qui s'est ému que l'opération de production des savoirs produise enfin un programme mondial, soutenu par tous les pays du monde ayant la capacité de développer de la recherche ? Ne serait-il pas le moment (car il n'est pas trop tard !), d'informer les citoyens sur la distinction irréversible que la structuration de la recherche mondiale a introduit entre les connaissances critiquées (donc temporairement prouvées) et toutes les autres ?
2 – La « traçabilité », cette belle invention des bouchers et des esthéticiens, nous assure de connaître le petit nom du bestiau dont provient notre bifsteak, ou le pourcentage de collagène de notre lait de toilette (quoique cette phobie soit déjà passée de mode, en attendant la prochaine, qui ne durera pas plus). Fort bien. La nourriture de notre ventre et de notre épiderme a fait là une belle conquête. Mais ne serait-il pas intéressant de se pencher aussi sur la qualité des nourritures intellectuelles, que nombre de nos concitoyens curieux ne recherchent pas moins activement que les premières ? Aujourd'hui les connaissances sont diffusées, ne serait-ce que par les livres, sans la moindre bribe d'information quand à la formation et à l'activité de l'auteur, le mode de production des idées exposées (internes à une « école », ou critiquées par la recherche). Dans la fonction publique territoriale, aucune bibliothèque, par exemple, ne sépare physiquement des autres les publications inspirées par la recherche, ou écrites par des chercheurs. Au rayon « psychologie », les illuminés, les génies du marketing « bien-être », voire même les gourous de sectes, voisinent, dans l'aveuglement du classement alphabétique, avec les psychologues chercheurs et leurs livres ou leurs manuels.
3 – A l'heure de la « transparence » à tout crin, ne serait-il pas utile d'étendre ce concept hors de sa sphère mercantile ou administrative et de rendre compte aux contribuables de la méthode de travail des fonctionnaires-chercheurs rétribués et équipés sur nos impôts, c'est-à-dire la méthode actuelle de production des savoirs (la critique des théories en place par des théories émergentes concurrentes) ? Alors que l'obligation de publier ses travaux est inscrite noir sur blanc dans le contrat de travail des chercheurs, alors que cette activité est un élément important de leur évaluation individuelle (tous les deux ans), ou de celle de leur laboratoire (tous les 4 ans), les contribuables n'auraient-ils pas droit à ce qu'on leur explique en quoi consiste cette contrainte, pourquoi elle est si importante ?
4 – Récemment, le gouvernement a longuement statué sur la restriction du titre de « psychothérapeute » aux médecins et aux universitaires. Une bonne initiative, certes, quoiqu'il n'existe pas de formation en psychothérapie dans l'enseignement public. Ni les psychologues ni les psychiatres n'y sont formés : la psychothérapie est du strict domaine privé. Ne serait-il pas tout au moins aussi intéressant de réfléchir également au triste sort réservé au titre de « chercheur », une qualification relevant directement, celle-ci, de nos instances publiques, arborée par plus de 60 000 fonctionnaires en France. Est-il réellement légitime que n'importe quel particulier puisse s'intituler « chercheur » au dos d'un livre écrit en une nuit d'inspiration ? Les lecteurs curieux ne mériteraient-ils pas une information, même minimale, sur de tels agissements ?
5 – La « Santé publique » est maintenant une préoccupation gouvernementale, encadrée par des programmes nationaux d'information massive. Il suffit de rappeler les récentes campagnes multi-support, nationales, contre le Sida, l'alcoolisme ou le tabagisme. Parfait, mais qu'en est-il de la prévention intellectuelle, de la distinction entre connaissances et savoirs, que l'état finance pourtant intégralement, sur nos impôts ? Est-il indifférent de livrer au public, sur les mêmes rayons des bibliothèques municipales de la fonction publique territoriale, des « théories » relevant de l'assentiment intime, et les savoirs établis par la recherche publique ?
Bien entendu, il n'est pas question ici de censure, d'interdire quelque publication que ce soit. Il n'est question que d'information au public, et plus simple encore, de l'information élémentaire qui consisterait à distinguer les auteurs chercheurs de la recherche internationale, des auteurs particuliers ou affiliés à une organisation libre. Comme toute mesure simple, celle-ci trouverait très rapidement des limites, qu'il serait particulièrement intéressant de détailler en longueur, dans une perspective d'action politique. Par exemple, les chercheurs publient parfois des livres dont le rapport avec leur recherche professionnelle est plus ou moins affirmé, d'étroit à inexistant. A proprement parler, si les premiers relèvent encore de la « vulgarisation », les autres sont des « essais » ou des « opinions », mais il serait parfois complexe de distinguer nettement les deux. Par ailleurs, quelques rares théories du domaine libre possèdent des bastions isolés dans des universités, donnant une frêle, mais quand même trompeuse, apparence de recherche (locale) à leurs activités.
Les difficultés d'application d'une mesure ne doivent pas décourager l'initiative, mais inciter à la rendre plus pertinente et adaptée. Un débat sur la façon d'informer nos concitoyens sur la différence entre les connaissances libres et celles produites par la recherche serait certainement long et fastidieux, mais doit-il être écarté a priori devant la difficulté ? Une réflexion de cette nature soutiendrait avantageusement plusieurs initiatives voisines que le gouvernement a déjà amorcées, rappelées ci-dessus, et contribuerait à donner de la force et de la cohérence aux programmes nationaux d'information ou de prévention qui y sont associés.
Pour terminer sur une note résolument constructive, je voudrais proposer un axe de réflexion et d'action bien concret. Les Bibliothèques Municipales, sur tout le territoire français, dépendent de la fonction publique territoriale. Leurs agents sont des fonctionnaires, embauchés sur concours national. Toutes les bibliothèques ont une section « science » (généralement 5 à 20 fois moins fournie que celle de la littérature).
A l'intérieur de la section « science », des rubriques sont individualisées, reproduisant généralement les différentes « matières » des collèges et lycées, qui sont globalement celles des « disciplines » de l'enseignement universitaire : mathématiques, physique, chimie, biologie, psychologie, géographie, etc. (l'histoire n'y a pas droit au titre de « science », comme s'il n'existait pas, dans la recherche, de docteurs et de chercheurs en histoire. Elle n'est toutefois pas à plaindre, puisqu'elle jouit d'une section (indûment ?) réservée, plus étendue à elle seule que toutes les autres « sciences » réunies !). à l'intérieur de chaque « matière », le classement est alphabétique.
Du fait de leur appartenance au service public d'une part, et de leur vocation à la diffusion des connaissances d'autre part, les Bibliothèques Municipales constituent le vecteur rêvé, le plus merveilleux et le mieux adapté à la fois, pour l'information des citoyens sur les productions des savoirs de la recherche, une autre institution du service publique, et leur distinction fondamentale d'avec les autres types de connaissances, les théories libres relevant du goût intime.
Malheureusement, il n'en est rien : comme dans les librairies, les livres figurant dans le rayon « science » font voisiner sans autre sélection qu'alphabétique (sic) les meilleurs résultats de chercheurs avec les théories les plus ésotériques, les révélations d'écoles libres ou de personnalités inspirées s'auto-proclamant gaillardement « chercheur » par un pied de nez magistral au service public, que celui-ci avalise (naïvement ?) par lacune aussi énorme que coupable de vigilance élémentaire.
La solution est simple et légitime : les bibliothèques municipales – service public – ne sont-elles pas les mieux placées pour établir des liens fermes et rigoureux avec la recherche – service public – ? Ne sont-elles pas son partenaire tout désigné, le meilleur, prêtes à agir directement envers les lecteurs, disposant déjà de toute l'infrastructure nécessaire ?
La section « science » ne pourrait-elle pas être divisée, d'une part en section « recherche » (ou « savoirs »), d'autre part en section « (autres) connaissances » ?
Les difficultés qu'une telle mesure soulèverait à l'application seraient importantes, mais pas insurmontables. Le résultat serait nécessairement imparfait, il y aurait des erreurs, des injustices, des débats, des critiques. Mais le service rendu aux lecteurs serait tout à fait appréciable, pour ne pas dire révolutionnaire. En guidant le lecteur dans la distinction des domaines universitaires et des domaines libres, donc des savoirs et des connaissances, la bibliothèque matérialiserait la révolution intellectuelle qu'a constituée l'instauration de la recherche publique dans le monde, il y a environ 50 ans. Elle constituerait le fer de lance de commémoration et d'assimilation de cet événement fondamental dans l'histoire, que rien ni personne avant elle n'a su expliquer au grand public jusqu'à nos jours.